Béatrice Picon-Vallin
Les marionnettes et la formation des artistes de théâtre
J’admire la tenue de ces Etats Généraux et le sérieux des enquêtes qui ont été menées, j’admire l’intérêt que les gens de ce métier se portent les uns aux autres. C’est sans doute parce que la manifestation émane de la profession elle-même: ces rencontres n’ont pas été commanditées par un ministère ou par une institution quelconque. Il s’agit de la profession qui réfléchit à son avenir, à travers l’intérêt porté à toutes les compagnies existantes, qu’elles soient grandes ou petites.
Ces Etats Généraux arrivent à un moment difficile pour que leurs revendications soient entendues par les forces politiques, dans cette époque de vaches maigres que nous vivons. Cependant, tout n’est pas qu’une question de moyens financiers. Une réflexion de l’ensemble des artistes de la scène sur la situation semble incontournable. Comme le disait Jacques Copeau il y a longtemps : il faut arriver à s’unir pour trouver les lignes directrices d’une action commune. Dans les périodes de difficulté extrême pour la culture et pour l’art, c’est cet état d’esprit qui doit prévaloir pour trouver des passerelles, des sorties de secours, des solutions communes pour le partage des outils.
Le problème de la formation est très complexe : cela devrait être un champ de recherche et d’invention immense pour le XXIe siècle. On a beaucoup parlé des écoles pour les métiers des arts du spectacle tout au long du XXe siècle, mais rien n’est résolu et le chantier demeure, énorme, pour le XXIe. Par exemple, en France, la formation de l’acteur reste éclatée en de multiples disciplines entre lesquelles les élèves peinent à trouver le lien, et il n’existe toujours pas de formation sérieuse pour la mise en scène. Pour les marionnettistes, en termes de formation initiale et continue, il n’existe encore que très peu de lieux qui apportent une rigueur dans la transmission des techniques de fabrication et de manipulation.
A l’ESNAM, où j’ai enseigné l’histoire du théâtre, j’ai été ravie de l’intérêt des élèves-marionnettistes pour cette grande histoire et de leur écoute. Mais en effet, dans la formation des artistes du plateau, quelque soit leur spécialité, cette discipline devrait tenir une place importante, car elle contient l’histoire des métiers, des formes (et pas seulement des formes dramaturgiques), celle de l’évolution du rapport aux publics, des techniques de jeu et de mise en scène. On ne peut pas savoir où l’on va, si l’on ne sait pas d’où l’on vient…
Les marionnettes, ce théâtre des « petites personnes », sont capables de produire le théâtre le plus grand et le plus bouleversant — et pas seulement un merveilleux théâtre « pour enfants ».
La connaissance de l’histoire du théâtre de marionnettes et de ses pratiques variées doit faire partie de l’enseignement de l’histoire du théâtre dispensé aux comédiens et aux metteurs en scène du théâtre d’acteurs. Ainsi, Edward Gordon Craig, lorsqu’il fonde son école de théâtre à Florence, à l’Arena Goldoni, un peu avant la guerre de 1914, fait travailler la marionnette à ses élèves, futurs « artistes de théâtre ». Il a deux objectifs : les intéresser à la présentation des poupées qui constituent sa collection personnelle dans un Musée qui ferait partie de l’école (l’histoire), et la fabrication de marionnettes pour en faire comprendre les différents types de fonctionnement (la pratique). Le Département des Arts du spectacle à la Bnf possède un certain nombre de ces marionnettes historiques et fabriquées ou en cours de fabrication.
J’ai voulu, au CNSAD où je suis professeur d’histoire du théâtre, inviter à plusieurs reprises Alain Recoing, figure historique du théâtre des petites personnes en France, pour qu’au delà de l’histoire et des fils qu’il sait nouer entre Baty, Vitez et les marionnettes, il montre aussi la manipulation et la fascinante « danse » du montreur derrière son rideau-castellet, son engagement physique. A la suite de cette rencontre forte, certains de mes élèves du CNSAD, conscients de la présence d’ un mystère et de techniques pointues qui pouvaient les aider dans leur recherche sur le jeu, leur rapport au personnage et à leur propre corps, ont voulu faire un stage à l’ESNAM et présenter au retour à leurs condisciples des travaux où ce qu’ils avaient découvert transparaissait .
Car l’art-artisanat de la marionnette — la question est ouverte — est essentiel au travail de l’acteur. Les poupées peuvent être de magnifiques appuis pour la formation du comédien. A l’ERAC existe une intervention régulière de marionnettistes. D’autres écoles organisent des ateliers autour d’un tel praticien. L’enseignement des arts de la marionnette doit avoir sa place dans l’enseignement du théâtre, au même titre que la musique. Si j’avais à imaginer la première année de la formation d’acteur, je mettrai trois disciplines : la marionnette, la musique, le mouvement scénique.
Pourquoi la marionnette est-elle nécessaire à l’acteur ? Celui-ci doit apprendre à écouter. La petite personne muette qu’il fabrique et dont il doit s’occuper peut lui apprendre à se concentrer en étant à l’écoute de son silence particulier. Il doit savoir capter et retenir l’attention, il doit intriguer, surprendre. Or une dialectique du grand et du petit est à l’œuvre dans la poupée, entre sa fragilité et la force de ses points d’articulation, la résistance des matériaux dont elle est faite. Et cette dialectique des contraires est, nous le savons d’après les analyses d’Eugenio Barba, le fondement du jeu. Le manipulateur manifeste du respect pour la poupée qu’il lui faut servir. Sous peine de l’étouffer et de la rendre invisible aux yeux du public, il doit modifier sa posture quotidienne, contrôler chacun de ses propres mouvements, opérer directement ou indirectement (baguettes, tiges, ficelles) sur le morceau de bois, de carton, ou d’étoffe anthropomorphe ou non, et s’il y a d’autres manipulateurs, ses gestes doivent converger avec les leurs. La justesse des impulsions données pour le montage des mouvements des poupées, pour le léger tressaillement de leurs vêtements, se dose rigoureusement — jeu de main, de poignet, d’épaule, des muscles, du corps tout entier. Pour mettre en forme la carcasse de la poupée inerte, lui donner vie et présence scéniques, le manipulateur contrôle des mécanismes artificiels, il module sa voix ou travaille en accord avec un proférateur, il joue de sa propre présence en s’effaçant derrière le petit corps qu’il anime. Aussi la relation entre le manipulateur et la marionnette est-elle pleine d’enseignement pour le comédien qui sur le plateau doit rendre présent son propre corps, en dépassant le point de vue narcissique d’un ego solitaire.
L’acteur peut aussi faire l’expérience de sa condition de jeu à travers la manipulation de la marionnette dont la liberté jaillit d’un ensemble de contraintes fortes. Enfin, la poupée peut lui faire comprendre la déclinaison des difficiles concepts dits brechtiens de distance et de distanciation. Le terme de distanciation est traduit de Verfremdung Effekt de Brecht, mais il est mieux rendu par le terme français d’étrangéisation ou de défamiliarisation (qui correspond au concept de grotesque russe). Quand il s’agit de marionnettes, il faut utiliser les deux sens français du terme allemand parce que ces figures nous placent vraiment au centre de cet effet double et complémentaire.
« Distancer, c’est jouer », écrivait Roland Barthes après avoir vu le Berliner Ensemble, et il ajoutait : « Distancer, c’est couper le circuit entre l’acteur et son propre pathos». La poupée manipulée matérialise la distance, elle produit de l’étrange. Le théâtre de marionnettes est au cœur d’une problématique essentielle à la scène, qui est celle de l’énigme du passage entre vie et mort, animé et inanimé. Tout grand théâtre porte cette énigme en lui, et les marionnettes par leur seule « existence » l’introduisent sur le plateau. Par la marionnette, l’acteur entre de plain pied dans l’énigme du théâtre.