Cécil Guitart
LE TEMPS DES -ENGAGEMENTS
Les territoires pour la marionnette
Introduction…
« Le temps des – engagements », est un énoncé polysémique, selon que l’on prononce « des / engagements », en un seul ou en deux mots. Parce qu’il y a désengagement de l’Etat, Il faut un engagement plus ferme encore des acteurs locaux.
D’une rencontre préalable avec Patrick Boutigny, j’ai cru comprendre que cette formulation était volontaire et qu’elle devait ouvrir sur un questionnement des politiques culturelles.
Cette posture problématique convient parfaitement à l’ancien président de « Peuple et Culture (PEC) » que je fus, devenu adjoint au maire de Grenoble, et aujourd’hui citoyen actif et engagé. J’ai bien entendu ce matin que la marionnette était, par définition, subversive, anticonformiste, ANTI…, alors je ne vais pas me priver de l’être aussi. Il semblerait, en effet, que critiquer aujourd’hui, les politiques culturelles, malmenées par ce gouvernement, ce serait apporter de l’eau au moulin du désengagement, et se mettre dans une posture délicate.
Je prendrai ce risque, car les politiques culturelles, ont cessé depuis longtemps de soulever des enjeux politiques et sociaux. Elle est devenue institutionnelle, gestionnaire, corporatiste (verrouillée par les « professionnels de la profession »), alors qu’elle a été créée dans le primat du politique, lorsque André Malraux l’a initiée (1959), et lorsque Jack Lang (1981), l’a relancée.
Le décret du 21 juillet 1959 indique qu’il faut « rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité au plus grand nombre possible » et les discours d’inauguration des Maisons de la culture, affichaient la volonté (excusez du peu !) de « tendre vers une communauté de destin ».
Le décret du 10 mai 1982, confiait la mission à Jack Lang et à sa nombreuse équipe (dont je fus), de « permettre à tous les Français de cultiver leur capacité d’exprimer librement leurs talents… »
Ce qui retournait d’un véritable souffle politique (démocratisation, démocratie culturelle), s’enlise peu à peu, dans un processus jacobin d’institutionnalisation, qui ne parvient plus à impacter aujourd’hui sur les enjeux sociaux.
Les ministres qui ont succédé à André Malraux, puis à Jack Lang, à l’exception de Catherine Trautmann (Je ne dis pas cela parce que nous sommes à Strasbourg et qu’elle a eu la gentillesse de nous accueillir, mais pour la convention éducation populaire – culture, pour les réflexions sur les friches culturelles et sur les nouveaux territoires de l’art), n’ont pu redresser cette dérive gestionnaire et finalement, ils ont accompagné la crise dans laquelle nous sommes englués.
Après un diagnostic de la crise annoncée que nous traversons, je souhaiterais repenser avec vous, une politique construite sur l’engagement des acteurs.
J’ai compris que c’était cela qui m’était demandé.
Diagnostics d’une crise annoncée…
En séparant la dimension artistique de la dimension éducative (savante et populaire), André Malraux et les 25 ministres de droite et de gauche qui lui ont succédé, s’exposaient à être rattrapé un jour par les crises successives qui se manifestent aujourd’hui aussi bien pour l’éducation, pour la culture, que pour la citoyenneté.
On peut percevoir ces crises successives :
– à – travers un tropisme sociologique de 20 % de la population (10 % pour le spectacle vivant), des classes cultivées, qui se sont appropriées les pourtant, fort nombreuses et performantes institutions existantes ;
– à – travers une incapacité à intégrer l’idée que la France a changé sociologiquement au cours des dernières décennies ;
– à – travers un système éducatif qui assure la massification des effectifs, mais n’assume pas sa mission d’égalité des chances ;
– à – travers un peuple qui ne se reconnaît plus dans ses élites et qui le
manifeste, de temps – à – autre, par l’abstention ou par des votes de défiance extrêmes (21 avril 2002).
On peut se rendre compte, 50 ans après la création du ministère de la culture, que les référentiels de « démocratisation culturelle » et de « démocratie culturelle », sont à bout de souffle, et qu’il faut aujourd’hui repenser la question de fond en comble.
Il est clair, que le rôle historique de l’Etat en matière de démocratisation culturelle et éducative, touche à sa fin. Certains pensent même, qu’il devient un astre mort, incapable d’atteindre les objectifs d’égalité des chances et de cohésion sociale qu’il s’était assigné. Même si cette situation est aujourd’hui tragique en terme financier, elle peut avoir une vertu, celle de faciliter une prise en main de leur destin culturel par les collectivités. Les collectivités locales ne peuvent plus se contenter de prolonger une politique de l’État qui, en matière de culture comme d’éducation, ne répond pas aux exigences minimales, de solidarité et de justice sociales.
Aujourd’hui, les politiques culturelles et éducatives doivent être – repensées, à partir des situations sociales des personnes, de la diversité de leurs goûts, de la différence de leurs attentes. Ce n’est pas une simple affaire de moyens, il faut reconsidérer la méthode, la démarche et l’économie de tout le système.
Cela passe par de nouveaux engagements de nature politiques et économiques :
L’engagement citoyen, politique et économique
L’engagement citoyen et politique
L’engagement politique et citoyen, suppose que la culture, fortement reliée à l’éducation ne peut être proposée comme la consommation d’une offre de divertissement, mais le résultat d’une approche directe des acteurs, qui n’exclue pas le plaisir ou la jubilation de ceux qui s’y impliquent (Pratiques en amateurs…).
C’est ce qu’avaient inscrit dans leur manifeste, les fondateurs de Peuple & Culture (PEC), dans l’idée de « Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture« .
Ils disaient que cette culture, commune à tout un peuple, « n’est pas à distribuer, et qu’ il faut la vivre ensemble, pour la créer« .
» La culture naît de la vie et retourne à la vie« , peut – on lire encore, dans ce manifeste qui fait de la culture une composante essentielle de la démocratie.
Cette vision de la culture repose sur l’engagement des citoyens dans une société de temps libre choisi« , (Joffre Dumazedier). L’homme est au cœur de la société, il a la possibilité de maîtriser le temps dans lequel il vit, la possibilité d’un accomplissement personnel, à – travers la conscience qu’il prend de l’historicité de son être et de son action. S’engager, nécessite, d’avoir un rapport constructif au temps.
C’est pour chaque individu, affirmer, en s’associant à d’autres, qu’il peut tenter de lier passé, présent et avenir.
La loi sur les syndicats de 1884, et celle de 1901 sur les associations, sont à cet égard de véritables conquêtes.
L’engagement est aussi une voie privilégiée pour sortir de sa condition, une véritable école de substitution, qui permet d’entrer dans des processus d’ascension et de promotion sociale. Un peu moins aujourd’hui, il faut bien le dire !
L’engagement est enfin, un facteur de sociabilité irremplaçable.
En matière de culture et d’éducation, on devra essayer de sortir d’une forme de passivité et de consommation culturelle, en initiant des politiques publiques qui inversent l’ordre des acteurs. Trois leviers me semblent pertinents pour cela.
1e – L’appropriation de la « déclaration universelle sur la diversité culturelle« , adopté par l’UNESCO (novembre 2001), est désormais, un préalable. En élargissant le périmètre culturel au – delà des œuvres artistiques, en privilégiant la notion de droits culturels assignés à la personne, cette déclaration envisage comme point de départ, l’identité culturelle des individus et des groupes. Cette déclaration remet les politiques publiques de la culture dans le bon sens, de bas en haut !
2e – Un développement culturel solidaire : Il n’est plus possible d’opposer culture et loisir ou de distinguer culture et éducation populaire. Culture, loisir, éducation populaire sont des activités complémentaires qui doivent se réapproprier une éducation artistique, comme véritable complément de l’acquisition des savoirs.
3e – Une ville – éducatrice : une ville éducatrice se définit comme une collectivité locale qui estime que l’éducation est au coeur de ses compétences, et se donne les moyens de les mettre en oeuvre. Cela passe par un diagnostic permanent (observatoire), et par la construction d’une convergence éducative tripartite (familles, école, équipements de la ville), qui met en jeu des valeurs humanistes et laïques.
L’engagement pour une approche économique solidaire de la culture
La question du lien entre culture et économie navigue entre deux écueils :
– S’il s’agit de l’offre publique, telle qu’elle se présente aujourd’hui, développée de façon surplombante par l’Etat et en ombre portée par les collectivités, on peut voir qu’elle se renferme dans le cercle restreint d’une fatalité sociologique que nous avons déjà soulignée (les fameux 20 % !)
– S’il s’agit d’une offre marchande, on peut voir à quel point, elle peut dénaturer anesthésier les œuvres : c’est le cas, pour une partie une partie des culturelles ou de la TV, financée par la pub. Dans les deux cas, la culture ne s’en sort pas bien.
La convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, entrée en vigueur le 18 mars 2007, en réaffirmant l’importance du lien entre culture et développement, apporte un nouvel éclairage dans le rapport économie – culture. Il est clairement dit qu’il ne peut y avoir de développement économique sans développement culturel.
Le savoir et la culture, par définition, défient les règles de l’économie traditionnelle de marché. Par nature, le savoir et la culture peuvent se partager sans se diviser : « le savoir et la culture, plus je les partage, plus je m’enrichis« .
Cette formule n’est pas forcément évidente, quand il s’agit d’un bien matériel. À l’ère industrielle, le partage d’un bien, de traduit, par une séparation en plusieurs parts, et par un appauvrissement proportionnel à la multiplicité de ces parts.
Dans la société de l’information, du savoir et de la culture, chacun peut conserver son bien initial. Il n’y a plus d’appauvrissement, au contraire, le déploiement de cette information dans les réseaux d’échanges, multiplie le nombre de gagnants.
On entre là, dans une nouvelle approche économique, qui ne peut pas se mesurer qu’avec le PIB, mais avec d’autres d’indicateurs de richesse et de développement qui revoient ver une logique économique, sociale et solidaire.
C’est donc à partir de nouveaux indicateurs économiques qu’il faut repenser notre développement. Cela renvoie aux travaux de Patrick Viveret, de Dominique Méda, de Jean Gadrey…, mais aussi, à ceux d’économistes comme Karl Polanyi (premier théoricien de la question), Ladislaw Dobor, Amartya Sen (Prix Nobel)…
Reconsidérer la richesse, c’est remettre en question un PIB, qui se mesure aujourd’hui seulement par la croissance des flux monétaires, et intégrer de nouveaux indicateurs de richesse qui prennent en compte à la fois des critères économiques, des critères humains et sociaux, des critères environnementaux et des critères internationaux (rapports Nord – sud).
À – côté de la croissance « de – quoi« , il y a la croissance « pour – qui » : « pour – qui« , se mesure par l’IDH (Indicateur de Développement Humain). Outre le pouvoir d’achat, l’IDH permet de mesurer l’espérance de vie, le niveau d’instruction (taux d’alphabétisation des adultes, taux de scolarisation des enfants).
Cette façon de revisiter le PIB, plus centrée sur la qualité de vie des hommes, que sur les flux monétaires, permettra de de faire des choix qui se tourneront de plus en plus vers les secteurs peu consommateurs d’énergie que sont l’éducation, la recherche, la culture. C’est une chance pour le développement durable.
La culture pourrait alors remplacer l’économie dans son rôle d’intégrateur social
Enjeu des territoires
Cette nouvelle approche de la culture, se développe sur des principes simples : elle part des territoires où elle s’exerce, elle associe la population qui y vit, elle s’appuie sur de nouveaux lieux institutionnels (tiers – lieux) qui restent à inventer, parmi lesquels, « les friches » font parfois figure de possibles précurseurs.
Le territoire (lieu culturel dynamique), qu’il ne faut pas confondre avec le terroir (lieu naturel statique), reste pour la population la condition de la vie sociale. Sans ce lieu de proximité, il ne peut y avoir véritablement de lien social ou de lien culturel. C’est de cette proximité que l’on pourra sortir des cloisonnements institutionnels et de la balkanisation artistique dérivée des politiques centralisées. C’est à partir de ce nouveau territoire et de ce nouvel espace – temps (de préférence choisi, plutôt que subi), que l’on pourra sortir :
– d’un système culturel construit pour des gens cultivés : le tiers – cultivé !
– d’un système éducatif fait pour des gens instruits : le tiers – instruit
– pour entrer dans un nouveau tiers qui intègre : le tiers – exclu !
Ce Tiers exclu, c’est le Tiers – Etat… Et c’est dans ce Tiers – Etat, que le Monde de la Marionnette a choisi de tenir son rang ! Merci.
Réponse à la question posée sur une possible dérive socioculturelle de mon positionnement
Les propos que j’ai tenté de formuler tendent à réconcilier deux approches cognitives du savoir et de la culture :
– L’une persiste à « vouvoyer le savoir et la culture« , dans la tradition élitiste du pouvoir aux créateurs (artistes et chercheurs) ;
– L’autre vise à « tutoyer le savoir et la culture » dans l’esprit de l’éducation populaire.
Mon souhait serait que ces deux démarches puissent s’entre – féconder. Et par la même de répondre à la question de la ligne de partage, évoquée ce matin, entre théâtre d’acteurs et théâtre autrement, entre chercheurs et artistes.
Il faudrait que les chercheurs et les artistes, isolés dans leurs laboratoires ou leurs ateliers, puissent, au – delà de leur recherche, répondre aux questions que se pose la société, dans laquelle ils vivent eux – même.
Il faudrait que l’exigence démocratique conduise les citoyens à interpeller les scientifiques et les artistes.
Mais, le système hiérarchique à la française hérité de son histoire monarchique, révolutionnaire, républicaine, creuse encore, malheureusement, ce fossé entre ceux qui savent et ceux qui aspirent à accéder au savoir et à la culture.
Il reste encore beaucoup de travail à faire dans le domaine des politiques publiques… On pourrait imaginer, même si l’Etat culturel est un astre en voie d’extinction, qu’il puisse, avec l’Europe et aussi avec les fondations, dans son dialogue avec les collectivités locales, remplacer les conventions de développement culturel, qui ont succédé aux chartes, par des « convention territoriales pour la diversité culturelle« , dans l’esprit de la convention de l’UNESCO.
Ce serait pour l’Etat une façon généreuse de contribuer au partage et de rester dans le jeu contractuel pour garantir les espaces de liberté, dont la culture a besoin pour s’épanouir, au moment où nous entrons dans la société de l’information et du savoir.
Pourquoi ne pas l’expérimenter avec La marionnette !
[1] – Cécil GUITART – Tutoyer le savoir… La Pensée Sauvage, printemps 2007