Emmanuelle Ebel
Marionnette manifeste
Il existe un vrai débat autour de la dénomination de « marionnette » et certains créateurs préfèrent même parfois prendre une distance avec cette « dénomination » comme si elle était préjudiciable à leur activité artistique. Il est possible que cette difficulté dénominative soit due à la faiblesse des outils contemporains pour saisir cet art extrêmement riche et vivant qu’est la marionnette aujourd’hui. La recherche est une tentative de réflexion sur les formes de la marionnette. Elle permet de faire émerger des outils afin de se dégager des impasses qui se présentent à toute personne qui veut s’immerger dans cet univers artistique et elle permet de comprendre les spécificités de cet art aussi riche que rarement exploré.
1. Un débat lexical
Un débat lexical est d’ailleurs au cœur des réflexions qui animent aujourd’hui le monde de la marionnette, ainsi on peut lire dans les deux numéros de la revue OMNI (Objet Marionnettique Non Identifié) un débat entre les professionnels de la marionnette sur le choix des termes, dont voici une réponse de Lucille Bodson :
Paru dans le dernier numéro d’OMNI le texte de Philippe Aufort (compagnie AMK) a provoqué quelques remous : la marionnette, considérée comme mot « piège », serait-elle en passe d’être remplacée par l’objet ? Entre les deux il y a la distance du tout et de la partie : si l’objet peut être qualifié de marionnette, cette dernière ne peut-être réduite au seul objet … […] alors, combat fratricide entre la marionnette et l’objet ? Est-ce bien l’enjeu ? […] c’est plutôt réjouissant que seul le mot de « marionnette » provoque ce débat…[1]
Cet article paru en 2006 témoigne des difficultés qu’éprouvent les professionnels de la marionnette eux-mêmes à l’encontre des définitions concernant leur art. Les uns se revendiquent de la marionnette d’autres de l’objet alors que leur conception de leur art est très proche, voire similaire. Il n’est pas question ici d’opposer les termes et de créer des séparations qui n’ont pas lieu d’être. Dans son article, Lucille Bodson met au jour les tensions qui peuvent exister et les problèmes liés aux lacunes de recherches et d’analyses approfondies sur l’évolution de l’art de la marionnette aujourd’hui.
Au regard de ces débats et de cette recherche la production marionnettique contemporaine, on peut penser que l’art marionnettique est aujourd’hui à la période des manifestes.
Le manifeste arrive à un moment de rejet des amalgames et de besoin de reconnaissance. Pour exister le mouvement artistique doit être dans en contradiction avec ce qui est déjà. La plupart du temps, ces bouleversements ont amené le déni de l’influence des pratiques qui ont précédé, et l’affirmation forte et sans concession d’idées nouvelles sous forme de manifestes.
Ces périodes « manifestantes » sont des périodes de démultiplication des points de vue et des idées, d’affrontement même parfois entre les « renouveleurs » eux-mêmes. L‘important est de diffuser une idée, de la porter pour qu’elle soit reconnue comme innovante. Après seulement vient le temps de prendre à bras le corps ces manifestes d’en dégager ce qui est neuf de se rendre compte des revendications communes de ces artistes, de réunir ces propositions et d’en faire une synthèse, tout en observant ce que ces tentatives ont mis en jeu dans la pratique artistique, ce qu’elles ont aboli, ce qu’elles ont innové.
Aujourd’hui la marionnette est manifestement à son point de rupture avec la période des manifestes, le rassemblement des états généraux en marque un aboutissement. Le temps vient maintenant de construire une démarche d’ensemble, de se rassembler pour promouvoir cet art. Jamais les marionnettistes n’ont autant pris la plume pour théoriser leurs pratiques artistiques que ces dernières années. Ils sont aidés en cela que les universitaires et les journalistes écrivent encore peu (ou mal) sur le sujet et que, de ce fait, leur seule opportunité de prendre par le verbe une distance par rapport à leur démarche de création passe par la rédaction personnelle de leurs conceptions théâtrales. Ils ont donc saisi cette plume et ont publié leurs propres manifestes. On ne les publiait pas ? Ils ont investit les pages des éditions de l’école internationale de la marionnette de Charleville-Mézières. Ainsi, depuis quelques années, les marionnettistes diffusent leurs « manifestes », les étayent, en changent, réévaluent leur projet à la lumière de leur pratique.
Voici un des premiers manifestes sur la marionnette se revendiquant comme tel. Ce texte un peu fantasque est intitulé manifeste et est daté du dix-neuf janvier 1989.
Manifeste de la marionnette chaotique
Article premier : toute marionnette digne de ce nom est anti-célébrative. Une marionnette adulte signifie une marionnette anti-classique, anti-moderne, anti-formelle, anti-école, anti-industrielle, anti-populiste, anti-idéologique, anti-officielle, anti-symboliste, anti-technique, anti-mode, anti-design.
Article deux : Que les enfants aiment la marionnette, c’est très bien. Ce n’est pas pour autant que la marionnette doit aimer les enfants. […][2]
On remarque bien ici une certaine iconoclastie, car ces premiers articles mettent à mal un certain nombre d’idées reçues sur la marionnette, notamment celle selon laquelle la marionnette est fondamentalement destinée à un jeune public. De plus le premier article aboli immédiatement toutes les tentatives de récupération possibles de cet art. Les mentions en tant que caractéristiques des termes : « anti-industrielle » et « anti-design » sont révélatrices de cette volonté. Il ne s’agit pas de se fondre dans les autres pratiques mais de trouver les caractéristiques d’une posture proprement marionnettique. Même si la marionnette, comme art protéiforme, a été beaucoup utilisé comme art associé à un autre art, l’affirmation de ce manifeste s’entend au sens d’un refus d’inféodation de la marionnette à un autre art ou un autre domaine. C’est un des enjeux de ce combat l’avènement d’une « marionnette majeure », c’est-à-dire non dépendante, non restreinte à une unique voie possible d’évolution, et responsable.
La forme du manifeste est une forme bien particulière, est ces « manifestes de l’art marionnettique » évoqués ici ne sont pas toujours des « manifestes » affirmés comme tels. Mais la lecture des textes à ce jours publiés ou diffusés sur la marionnette contemporaine nous permet de relever plusieurs éléments intéressants : la très grande majorité de ces textes est rédigée par les artistes praticiens, plusieurs artistes ont tenu à faire des études universitaires parallèlement à leur pratique, les textes renient ou minimisent pour la plupart l’héritage d’une tradition marionnettique, les débats s’organisent autour de sujets comme les dénominations à employer pour qualifier cet art (peut-on parler de marionnette ? de théâtre de figure ? de Poupée ? d’objet marionnettique ?)[3].
2. Un territoire à définir
De plus ces textes, très souvent, visent à définir les territoires de la marionnette, cherchent à définir ce qu’elle est et comment l’appréhender aujourd’hui de façon très affirmative et, souvent, en reniant un récit des origines jugé handicapant pour la diffusion de la marionnette contemporaine. Ainsi Philip Segura dans La marionnette matériau, publié en 2005 affirme :
Le théâtre s’endort dans ce qu’il s’est crée de réel, le théâtre de marionnette ne s’est jamais réveillé de ses fondements mythiques, de leur codes, de leur sémiologie virtuelles, de leur langage pré-établis, il ne se permet pas un discours critique, un élan fondateur[4].
Ce texte, extrait d’un livre publié par un marionnettiste, est extrêmement revendicatif, il appelle à se dégager des fondements « mythiques » de la marionnette pour aller vers un complet renouvellement de ce mode d’expression artistique. C’est une réaction typique d’une période de renouvellement esthétique par le manifeste : remise en causes des conventions liées à la marionnette, vision de nouvelles perspectives selon lesquelles envisager cet art, affirmation du besoin d’un nouvel horizon esthétique.
L’appel d’un nouvel « élan fondateur » pour la marionnette passant par un discours critique est un enjeu louable, et cette période des manifestes est extrêmement riche pour les artistes qui s’approprient cet art qu’ils veulent enrichir. Il manque alors inévitablement, à un moment ou à un autre le recul pris sur ces travaux, ce recul nécessaire à la diffusion de ce travail de renouvellement.
Ces états généraux de la marionnette ont la volonté de faire un état des lieux et d’envisager les perspectives qui se dessinent pour cet art. Il semble qu’en dehors des revendications légitimes de moyens de création et de reconnaissance par les réseaux de diffusion, ce rassemblement doit permettre d’envisager des perspectives de recherche, d’édition, et de ce que nous appelons « diffusion de la culture scientifique et technique », c’est à dire la diffusion des savoirs au plus grand nombre.
3. La recherche : pourquoi ? Quel intérêt ?
L’enjeu de la recherche et de l’appui théorique pour la marionnette aujourd’hui, c’est avant tout qu’on ne peut défendre un art que si on en a une vision, que s’il a des caractéristiques esthétiques propres. Sans cela, soit on le rattache à une pratique mineure, relevant uniquement d’une sorte d’artisanat (ce qui fut le cas pendant longtemps), soit on le rattache à un ou plusieurs autres arts. Or si la marionnette n’était qu’un amalgame entre théâtre et arts plastiques, on parlerait de performance ou de projet artistique métissé et elle ne serait pas revendiquée comme elle l’est aujourd’hui. Toute la nuance est inscrite dans le fait que la marionnette est un art du métissage, elle s’approprie les autres arts et les autres arts se l’approprient, mais elle n’est pas une émanation de ces autres pratiques, elle a un langage esthétique propre, une histoire, une technicité, une recherche, qui lui sont spécifiques. Sans quoi il n’y aurait ni école, ni rassemblement comme les états généraux de la marionnette. Les pratiques de la marionnette intéressent beaucoup les autres arts, le fruit du travail d’écriture organisé par la Chartreuse avec des auteurs et des marionnettistes en témoigne pleinement. Cette collaboration a donné lieux à des écrits très spécifiques et a vraiment intéressé les participants. Ce travail témoigne des spécificités « marionnettiques » dont il est encore bien difficile de rendre compte aujourd’hui faute d’une recherche éclairée.
4. Formation
La question de la création et de la formation de nouveaux publics pour la marionnette passe par la compréhension des spécificités de la marionnette comme langage artistique aussi bien pour les spectateurs, pour les diffuseurs et pour les journalistes que pour les artistes eux-mêmes. La question de la formation est venue à plusieurs reprises au cours des états généraux et il est apparu clairement qu’elle est un des enjeux majeurs soulevé par les commissions de réflexion.
A ce propos je reviens un instant sur les propos de la table ronde sur la critique, d’où il est ressorti que les journalistes voudraient bien parler du travail des marionnettistes, si les marionnettistes arrivent à le leur présenter en leur fournissant tous les outils critiques nécessaires parce que les journalistes ne sont, à ce jour, pas assez formés pour les trouver eux-mêmes. C’est un constat un peu triste et on ose imaginer que le travail de formation qui est entamé à l’université pourra équiper quelques futurs critiques qui auront les épaules assez solides pour reforger la critique dans la perspective de cet art. La recherche propose bien évidemment cette vision esthétique et critique, elle permet ce dialogue entre les pratiques artistiques et une réflexion nécessaire à leur pérennisation.
La question de la formation continue des artistes a été évoquée aussi au cours des états généraux, elle peut évidemment s’envisager aussi bien comme des temps d’acquisitions de techniques, que comme des temps de prise de distance critique.
La reconnaissance passe par une connaissance. L’enseignement lié à la marionnette et aux formes animées dans le cadre des départements d’arts du spectacle des universités doit se développer. À ce jour, peu de filières de ce type intègrent à leur cursus une approche systématique de la question des arts de la marionnette. Ces futurs artistes, futurs diffuseurs, futurs chercheurs ne bénéficient pas, pour la plupart d’entre eux, d’une approche de la marionnette.
5. L’édition
Ces lacunes sont difficilement comblées par un possible recours aux ouvrages édités sur le sujet. Les éditions existantes sont souvent peu accessibles, car peu diffusées, ou mal repérées. On retrouvera certains ouvrages au rayon « arts plastiques », certains au rayon « spectacles vivants », certains dans les rayons pour enfants, et au sein de ces rayonnages les différents volumes sont souvent séparés et non repérés comme des ouvrages sur la marionnette.
Les ouvrages proposant une mise en perspective des pratiques actuelles et ceux sur les grandes figures qui ont jalonné l’histoire de cet art (Kleist, Craig, Géza Blattner, Georges Lafaye…) sont peu nombreux et souvent édités par les institutions intéressées par cet art (IIM, TJP, ODIA, UNIMA, THEMAA, TMP) ou en petit tirages à L’Harmattan… Depuis l’an dernier une collection a été mise en place par les éditions l’Entretemps à partir des ouvrages publiés par l’Institut international. La mise en place et le soutien à ce type de démarche permet de conserver une trace des parcours artistiques et des créations aussi bien par les discours que par les photographies, et de les prolonger d’une réflexion qui les pérennise. Ainsi en est-il par exemple de Kantor dont le travail fut suivi par Denis Bablet pas à pas, ce qui a permis à son œuvre de développer toutes ses potentialités et de se répercuter jusqu’à influencer aujourd’hui encore des artistes. Les propositions de la commission « patrimoine, recherche, édition » à ce propos étaient les suivantes :
1 – Soutien à l’écriture et à la traduction accorder des bourses d’écriture, de résidence ou de traduction à des auteurs ou des traducteurs s’inscrivant dans un projet éditorial pertinent
2 – Soutien à la production éditoriale soutenir le démarrage ou une phase de développement de projets qui ont vocation à être pérennes (séries, collections, revues, etc.) ; encourager au cas par cas des éditeurs prêts à publier des travaux issus de recherches universitaires ; aider des projets isolés, mais correspondant à des lacunes regrettables dans le corpus éditorial existant (essais sur des sujets peu documentés, pièces inédites du répertoire pour marionnettes) ; aider des projets d’importance majeure, de type encyclopédique
3 – Soutien à la diffusion des publications d’inventaires et de bibliographies dans le but d’informer le lectorat de l’existence et du développement de ces ressources ; inciter le secteur de la librairie à aménager des rayons spécialisés pour les arts de la marionnette par des aides à l’acquisition de fonds thématique (peut-être en partenariat avec le CNL, qui pratique déjà cette politique en faveur de la poésie et du théâtre).
Conclusion
Ces différents constats expliquent la difficile émergence d’une recherche sur la marionnette, méconnaissance et bibliographie peu fournie. Pourtant, les praticiens sont dans une réelle attente, une attente impatiente qui les amène, comme cela a été souligné plus tôt à suivre eux-mêmes un parcours universitaire et à alimenter leur pratique d’une recherche personnelle. Envisager une présence de la marionnette à l’université dans l’enseignement comme dans la recherche, c’est envisager le développement d’un dialogue probablement fécond entre ces deux domaines et enrichir les travaux des créateurs d’une force de proposition dramaturgique proprement marionnettique. C’est enrichir les formations (initiales ou continues) à la marionnette, d’un regard de chercheur. C’est aussi forger par les rencontres et les colloques (envisagé au sein des saisons de la marionnette) autour des arts de la marionnette, des outils critiques et des outils d’analyse à la mesure des propositions artistiques actuelles, et de celles à venir. Quand on pose la question de quels outils pour demain, il me semble que la recherche est un point d’une grande importance.
[1] BODSON (Lucille), « Au-delà des mots », revue OMNI, Le théâtre de la marionnette à Paris éditeur, Paris, N° 5, hiver 2005-2006, p. 6.
[2] SCHUSTER (Massimo), Ave Marionnette, L’Arc-en-Terre éditeur, 1995, p. 88.
[3] OMNI, Le théâtre de la marionnette à Paris éditeur, Paris, N° 4 et 5.
[4] SEGURA (Philip), La Marionnette matériau, Paris, l’Harmattan, 2005, p. 37.