Georges Banu
Un théâtre personnel
Des marionnettes m’entourent à la maison, disposées autour de moi, nullement réunies au nom d’un désir de collection, mais comme le résultat d’un cheminement en rien prévu ou déterminé. Tout a commencé par un cadeau de mariage qui fut le point de départ, comme si l’amie qui nous offrait la marionnette initiale, en diagnostiquant un désir secret, ouvrait ainsi une perspective inattendue. Comment interpréter autrement le fait que l’ensemble de ces marionnettes est constitué, presque dans son intégralité, de cadeaux ? Les amis ont, sans doute, eu l’intuition d’un attrait que j’ignorais. Les marionnettes me lient donc à des amis, à des matinées glauques converties en leur contraire grâce à un gardien qui m’apporte de la part d’un collègue italien le Pantalone d’abord, et, plus tard, un Brighella renfrogné. Les marionnettes me rappellent aussi l’ami qui défait son coffre avec des cadeaux thaïlandais et m’invite à choisir. Mes regards et ensuite mes mains se dirigent vers la petite princesse qui, aujourd’hui encore, m’accueille chaque matin avec son visage joufflu et son énergie contagieuse. Et comment oublier l’ami arrivé directement de Hanoï , après douze heures de vol, avec une marionnette vietnamienne dans ses bras ? Ou les têtes de marionnettes chinoises trouvées, par une collègue, devenue depuis amie, dans une brocante normande ? Il y en a d’autres achetées ensemble avec ma femme, à Prague, à Padoue, à Amsterdam. Et ainsi, placé sous le signe des liens amoureux ou amicaux, ce théâtre s’est constitué. Il a aujourd’hui 33 ans .
Les marionnettes disposées sur une bergère ou sur un canapé, accrochées au pan d’une bibliothèque ou à la poignée d’une fenêtre, ne forment pas un ensemble, mais elles sont dispersées dans mon espace privé et, à chaque coin, je les retrouve. Quand parfois, surtout au réveil, à l’heure du regard clair, je les passe en revue et elles fascinent par tout ce qu’elles comportent comme réserve d’attente. Attente d’un théâtre à venir, d’un spectacle à imaginer, d’une vision à s’animer. Marionnettes qui n’ont jamais déçu parce qu’elles n’ont jamais réalisé ce rêve. Il reste pour toujours suspendu et, quand à l’aube, après une nuit passée au théâtre, je les observe ce qui m’enchante c’est justement la perspective d’un théâtre virtuel, inaccompli, mais sans cesse possible. Brook, une fois, montrant une statuette mexicaine , à partir du vide creusé à son intérieur, formulait son modèle d’acteur, acteur qui préserve le vide, qui ne remplit pas le plateau de signes et de mots. La marionnette, parce que muette, dans mon théâtre personnel, procure la même satisfaction : par ce qui lui manque, elle libère et me permet de projeter un autre théâtre que celui dont, régulièrement, je suis le témoin.
La représentation de l’homme me fascine et, à côté des marionnettes, j’ai réuni aussi des sculptures. Elles fournissent l’autre versant, celui du geste définitif, de la posture immobile, de l’instant éternel. Les marionnettes viennent relativiser cet arrêt sur le corps et, affalées ou suspendues, elles entretiennent le sentiment de l’ imprévu , laisse croire à une transformation à venir et à un hypothétique passage à l’acte. La réserve de l’attente c’est une réserve de théâtre. Un théâtre non pas vu, mais espéré.
Combien de lettrés n’ont-ils pas défendu “ le théâtre dans un fauteuil ” ? Le théâtre qui émerge à partir des textes comme une fleur de lotus à partir des eaux qui la font s’épanouir. Une pièce, un fauteuil – voilà les préalables d’une représentation qui ne décevra jamais, avouaient tous ces sceptiques de la scène. Quant à moi, ce n’est pas le livre qui éveille le désir de théâtre, mais la marionnette. Elle se charge de ces pouvoirs imaginaires qui permettent au reclus temporaire que, parfois, je suis de se projeter dans un spectacle inattendu, spectacle futur, spectacle dont elle est la source première. La marionnette est le contraire de “ la madeleine ”, elle renvoie non pas à un passé, mais à un futur. Futur incertain, mais futur possible.
Paul Klee a fait des marionnettes. Marionnettes étranges et violentes, mais marionnettes ayant un destinataire, son fils Felix. Ce théâtre personnel qui s’est constitué autour de moi 33 ans durant est frappé par l’absence d’enfant …il n’y a pas d’enfant chez moi. Mais les marionnettes qui, certes ne sont pas destinées aux seuls enfants, ne sont-elles tout de même pas une manière de conserver l’enfance chez l’adulte que je suis? Une thérapie secrète pour la sauvegarder dans une maison justement sans enfant. Elles ne cultivent pas une frustration, mais préservent une disposition. “ Quand on cesse d’être enfant, on ne peut plus créer ” disait Brancusi. Je ne suis pas créateur, je ne suis que spectateur, mais, j’ose l’espérer, en partie créateur. Sans cette dose d’enfance que les marionnettes, concrètement, m’aident à ne pas perdre je cesserais, peut-être, de l’être.
Quand je promène mes yeux sur ce théâtre hétéroclite qui s’expose sous mes yeux je me dis : “ voilà le théâtre du monde ”. Il est à mes côtés, théâtre qui relie les continents, théâtre où un roi sicilien côtoie une princesse japonaise, théâtre où le guignol avoisine les personnages grotesques d’une rue praguoise, théâtre où le sacré et le brut coexistent sans distinction de pays ou de culture. Il m’apparaît alors que la nuit s’achève et que le jour se lève comme l’expression d’une unité, sans doute éclatée, disparate, mais unité quand même. L’unité, un instant réalisée, grâce à ces objets en attente de représentation.
Les marionnettes ne sont pas inertes, elles jouent dans mon théâtre. Non pas suite à une manipulation experte, à une intervention de montreurs aguerris, mais simplement par un déplacement léger lors d’une séance de ménage à la maison ou d’une visite prolongée de quelques invités. Pantalone devient plus sombre et la princesse chinoise encore plus “ sophistiquement ” mélancolique. Les statues sont immobiles à jamais, les marionnettes disposent de ces ressources internes, de ces aptitudes à bouger qui leur sont propres et qui leur permettent d’être des objets d’art tout en préservant quelque chose de l’éphémère que distingue le théâtre .. Ephémère de la vie et de la scène. Mais, par rapport aux comédiens, elles tiennent tout autant de l’art, l’art des sculpteurs qui s’affirme par la précision des outils qui taillent le bois ou agencent les corps. J’aime les marionnettes parce qu’elles se placent justement dans le gué entre l’art et la vie.
La marionnette rend possible le fragment. Fragment qui nous entraîne à travailler sur le manque, sur l’absence. Une tête seule est signe d’une amputation, preuve du reste, mais en même temps elle renvoie à l’intégralité du corps. Cela pourtant n’engendre pas l’émotion de la blessure que suscitent les statues brisées, fracturées, mais un regret. Le regret de l’incomplétude qui interdit d’imaginer, à partir de ce fragment, le spectacle de la marionnette dans sa plénitude scénique. Elle est invalide et alors on l’aime pour sa faiblesse.
Quand on va à l’opéra non pas en tant que spécialiste, mais simplement en tant que spectateur, ce qui fascine parfois c’est la découverte d’un théâtre de l’excès, d’ “ un théâtre plus que théâtre ”. ( c’est parfois une raison suffisante pour détester l’opéra aussi !) Lorsqu’on voit un spectacle traditionnel avec des marionnettes ce qui captive c’est au contraire leur aptitude à rendre essentiel le jeu, à le réduire à l’extrême, à pratiquer, comme on dit, un “ théâtre du moins ”, contraire à l’autre, lyrique, “ le théâtre du plus ”. Entre les deux extrêmes, le “ théâtre ”tout court, théâtre qui tient, lui, de l’un comme de l’autre. Je ne cesserai pas de me livrer à l’écartèlement de cette triade qui permet d’alterner les plaisirs et de trouver ainsi des raisons d’espérer. Après Parsifal , épuisé, de retour à la maison je mets en scène mentalement un spectacle du guignol lyonnais et, une autre fois, pour me consoler d’avoir abandonné un spectacle que je ne verrai plus jamais je plonge dans une virtuelle représentation cambodgienne. Plaisir de substitution à l’heure où quelquefois la course aux spectacles que je souhaite encore ne pas rater bute contre la résistance d’une lassitude passagère. Ainsi je reste dans le théâtre, mais un théâtre personnel.
Une ultime observation. J’ai une marionnette, plutôt objet, qui vient d’un spectacle d’Anatolii Vassiliev. Un jour j’ai même envisagé de la jeter car trop inerte, anonyme, presque morte. Je ne l’ai pas fait…et aujourd’hui je comprends d’où venait mon aversion. Elle est explicite, elle désigne un destin moderne placé sous le signe de Malevitch, le peintre qui, détruit par le communisme, ne peignait plus à la fin de sa vie que des corps avec des visages blancs, indistincts, neutres. Figuration de l’absence et de la dépersonnalisation. La marionnette de Vassiliev renvoie à cette absence : elle ne projette pas un théâtre, elle annonce une disparition. Elle se place plutôt du côté de l’art. Ce qui la sauve c’est le fait qu’elle est remplie de grains de riz dont elle se vide chaque fois que je la touche. Cela la rend humaine. Et, peut-être, théâtrale.
Quand, épuisé par le théâtre quotidien, je me replie à la maison ce n’est pas pour l’oublier, mais plutôt pour pénétrer dans un autre, personnel et jamais déceptif, le théâtre des marionnettes qui n’aura jamais lieu mais qui reste comme un horizon sur le chemin duquel je m’engage lors des heures grises de la fatigue du spectateur que je suis. Pour rêver d’un autre théâtre que celui de tous les soirs les marionnettes me seront toujours nécessaires.